histoire

« Cette année-là (1883), un Jésuite, le P. Séraphin Sacconi, célèbre dans la montagne, était appelé ici (à Batroun) pour prêcher une grande mission. A la cérémonie d’adieux, il ouvre le chapitre de l’école des filles, en montre l’importance pour le bien de la famille et s’engage à insister auprès de qui de droit pour obtenir à Batroun une maison de Mariamètes (Ancien nom des Sœurs des Saints Cœurs), mais il faut que les habitants promettent un secours efficace, c’est- à-dire un local convenable, et les frais de première installation. Sa parole remue les volontés, et les supérieurs acquiescent aux désirs exprimés.

Où loger les trois sœurs accordées ? Une réunion des notables, présidée par M. le Curé, décide une construction provisoire en attendant le fonctionnement normal.

Au sud de l’église Saint-Etienne, six magasins forment l’entrée du Souk ou marché aux légumes. Leurs terrasses ne portent que l’appartement-chambre du curé et la classe de la maîtresse Gharios, elles sont donc libres. Elles ont 21 mètres de long sur 8 de large. C’est là qu’on construira pour les sœurs. M. le Curé qui s’aperçut que sa présence allait être indiscrète, céda la place de son plein gré pour aller loger en ville. On élève donc deux grandes classes à la suite de celle de la maîtresse, puis deux chambres faisant suite à celle du curé : il restait ainsi sur le bord Est des terrasses un boyau de 17 mètres sur 4.On en fait un corridor couvert.

Vous ne pouvez pas figurer combien cette petite bâtisse nous coûta de peines et d’ennuis, il fallait chaque jour mendier les pierres, le bois, la chaux. Pour activer les travaux et donner un élan à la générosité, on décida que les Sœurs viendraient au temps fixé (1er dimanche d’octobre 1888). Ce jour-là tout le monde était sur pied pour aller à leur rencontre.

Vers trois heures du soir elles parurent sur le plateau de Batroun, d’abord la Supérieure, Sœur Solange, montée sur un beau mulet, puis ses compagnes à cheval. Aux cris de la foule, aux hourrahs des enfants, le mulet effrayé allait prendre le mors aux dents et se précipiter au milieu des rochers. Sœur Solange comme un vigoureux cavalier dompte sa monture et met pied à terre sans encombre. Un cortège se forme et on retourne vers l’église en chantant, les sœurs tiennent la fin de la procession. A l’église, le Curé leur souhaite la bienvenue et dit à tous ses espérances. 

Les sœurs sont reçues dans la maison du Moudir (sous- préfet) qui tient à honneur de les loger à ses frais jusqu’à achèvement de la maison. Elle a été terminée un peu à la hâte ; au lieu de dalles, on mit du béton, au lieu de crépir, on badigeonna les murs à la terre glaise ; on fixa aux fenêtres du bois assez mince et sans vitres. Les Sœurs s’y installèrent donc et au premier novembre on ouvrit. Il y eut affluence, plus de cent filles dès les premiers jours, les grandes plus nombreuses que les petites, plusieurs venues par curiosité. Les Sœurs, encombrées d’abord par cette foule d’enfants indisciplinées attendaient une occasion pour diviser les sections et commencer les cours. 

A la première semaine du carême, devant toutes les enfants accroupies à l’arabe sur des nattes dans le grand corridor, Sœur Solange lut et expliqua le règlement. Peu ou point habituées aux proclamations, nos filles ne comprirent pas grand-chose, sinon qu’il fallait être bien sage. Un peu de méthode s’imposait pourtant et l’on institua un examen général pour établir le savoir de chacune. Sur cent filles, il n’y en avait qu’une quinzaine qui pussent épeler un peu dans le Psautier arabe. Ordre fut donc donné de diviser par rang de taille puisqu’on ne le pouvait par degré de science et tout le monde dans les trois classes prit l’abécédaire.

Cette première année fut très dure sous tous les rapports et les sœurs se rappellent encore ces temps héroïques de la pauvreté où l’on n’avait souvent pour tout repas qu’un plat de lentilles assaisonné d’oignons et de beaucoup de joie.

Dans leur étroite chambre sans lit où ne se trouvaient que trois minces matelas de chanvre sur des nattes, elles priaient avec une dévotion pleine de tendresse. Pas une armoire pour déposer le linge, chacune rangeait ses habits près de l’oreiller et repliait la couverture par-dessus. Leur bonne tenue, leur modestie, leur dévouement faisaient impression, mais croyant qu’elles avaient des subsides d’ailleurs, on ne pensait pas à les soutenir par quelque aumône. Elles ne faisaient entendre aucune plainte : la pauvreté a des secrets qui ne sont connus que de Dieu et il la récompense par d’abondantes bénédictions. La souffrance n’est pas l’ennemie du succès ; nos chères religieuse de Batroun le savent. Jamais, me disait sœur Solange, je n’ai été aussi heureuse qu’au milieu des privations de ces premières années de Batroun.

Avec les enfants, autres difficultés. Les dégrossir, les discipliner, les plier au règlement, quelle affaire ! A la moindre réprimande, elles s’échappent des mains. Elles croient qu’en deux semaines elles pourront lire, et qu’en une année elles deviendront savantes. Quand elles voient, aux mains de leurs maîtresses, toute une succession de livres qu’il faut étudier l’un après l’autre, repasser, comprendre et savoir, elles se découragent et retournent au ménage. Au lieu de favoriser l’action des sœurs, les parents prennent parti pour leurs filles, et trouvent fort étonnant qu’après deux ans, leurs gamines ne réussissent pas à rédiger une correspondance. »

G. ANGELIL . Ghazir, 1910 - BIOGRAPHIE D'UNE ÉCOLE - PETITES RELATIONS D’ORIENT